Le dérèglement climatique : impacts et responsabilités

Le 5 décembre 2022, le Club Les Echos Prospective, en partenariat avec Wavestone, Delville Management et IESEG School of Management, recevait Michèle LACROIX, Group Head of  Sustainability chez SCOR, Estelle GUYON ABINAL, Secrétaire Générale d’AXA France et Sabine CASTELLAN-POQUET, Directrice des Investissements à la MACIF, pour un débat autour des impacts du dérèglement climatique sur le secteur de l’assurance et le rôle des assureurs, animé par Dominique Seux, Directeur délégué de la Rédaction, Les Echos.  

Laurence AL NEIMI, Senior Manager chez Wavestone, a introduit le débat en mettant l’accent sur les deux enseignements mis en évidence par l’achèvement de la COP27 :  la prise de conscience, désormais généralisée, de l’urgence climatique et la difficulté à passer à l’action, en raison d’intérêts économiques et politiques divergents. Or, l’urgence climatique est bien réelle : selon les chiffres publiés par la NASA, les températures mondiales ne cessent d’augmenter depuis la fin du 19e siècle (+2,3°C en France[1]), avec une forte accélération depuis 2010 (+1,1°C à l’échelle de la planète[2]). Pour limiter cette augmentation (due majoritairement aux émissions de gaz à effet de serre), les experts du GIEC préconisent une réduction de nos émissions de 43% à horizon 2030[3].

Cet objectif ne sera malheureusement pas atteint si nous continuons sur cette tendance haussière (+1% d’augmentation prévue des émissions de CO2 en 2022[4]). Face à des températures non maîtrisées, 45% de la population mondiale se trouve en situation de vulnérabilité face au climat[5].

Laurence Al Neimi

Laurence Al Neimi

Senior Manager Wavestone

Avec une prévision d’un doublement du coût des aléas naturels tous les 30 ans, la maîtrise de la soutenabilité du risque climatique devient un enjeu majeur pour les assureurs

Le réchauffement climatique modifie la fréquence, mais également l’intensité des phénomènes climatiques extrêmes. Laurence AL NEIMI précise que le nombre de catastrophes naturelles n’a cessé d’augmenter ces 40 dernières années, pour atteindre une moyenne de 350 par an, un chiffre qui devrait passer à 560 à horizon 2030[6]. A l’échelle du territoire français, les impacts sont également considérables : la France (en tenant compte des DOM TOM) est considérée comme ayant été le pays le plus touché en Europe par les catastrophes naturelles sur la période 1999-2018[7]. L’année 2022 confirme cette aggravation, notamment en matière de coût pour les assureurs : selon la Fédération France Assureurs, sur les 8 premiers mois de l’année, plus d’1,4 millions de sinistres climatiques ont été gérés par les assureurs français, pour un montant de 5,2 milliards d’euros. En comparaison, la moyenne était d’environ 2 milliards d’euros par an pour la période 1990-2009[8]. Selon les experts climatologues, nous devrions assister à un doublement du coût des aléas naturels tous les 30 ans[9], avec un enjeu majeur pour les assureurs, celui de la maitrise de la soutenabilité du risque.

Les assureurs et réassureurs sont sur le premier plan pour lutter contre le dérèglement climatique et promouvoir la transition énergétique. Tout d’abord, sur le volet de la souscription des risques, en encadrant la couverture des activités polluantes et en étant incitatif sur la prévention des risques. Puis, sur le volet des placements, en désinvestissant les actifs à forte émission de carbone.

La France fait partie des pays qui se sont organisés très tôt pour financer le risque climatique, avec la mise en place du régime des catastrophes naturelles, un partenariat public-privé très innovant pour l’époque. Réformé en 2021, ce régime reste toutefois orienté sur l’indemnisation. La réforme de l’assurance récolte de 2022 va plus loin, avec un dispositif tripartite de maîtrise de risque et de partage des responsabilités entre agriculteurs, assureurs/réassureurs et l’état.

La Net-Zero Insurance Alliance, créée en 2021 sous l’égide des Nations Unies et rassemblant les plus grands assureurs et réassureurs mondiaux, s’oriente également vers une évolution des politiques de souscription, très incitative sur les mesures de prévention et maîtrise des risques.

Sur le volet des actifs, avec une force de frappe d’environ 2 500 milliards d’euros de fonds gérés, les assureurs français jouent un rôle clé dans l’accélération de la transition vers une économie bas carbone. Les placements verts des assureurs français ont augmenté de 22,5% en 2021 (par rapport à 2020), pour atteindre 141 milliards d’euros, soit plus de 6% des actifs gérés par les acteurs du secteur[10].

Enfin, La société à mission est une qualité de l’entreprise créé par la loi Pacte en 2019, permet à l’ensemble des entreprises qui le souhaitent, d’afficher une « raison d’être », ainsi que des objectifs sociaux et environnementaux qu’elles visent dans le cadre de leurs activités. Cela concourt à renforcer et valoriser leurs engagements responsables.

L’urgence climatique, désormais une priorité pour les assureurs

Les assureurs et réassureurs sont aujourd’hui des avant-gardistes dans la lutte contre le réchauffement climatique. Bien que l’élément déclencheur ne soit pas le même pour tous, ces acteurs ont fait du réchauffement climatique une priorité pour les années à venir. Il ne s’agit pas simplement de s’adapter, mais de mettre à profit leur expertise et apporter des solutions.

Michèle Lacroix

Michèle Lacroix

Group Head of Sustainability - SCOR

Les efforts pour accélérer la transition auront peu d’impact direct sur le changement climatique dans les 3 prochaines années. Agir maintenant est en revanche indispensable pour réussir à contenir le réchauffement climatique à plus long terme

Pour SCOR, c’est la COP21 et l’augmentation des anomalies climatiques depuis 2017 qui signent le renforcement de la stratégie de lutte contre le dérèglement climatique. AXA de son côté, dédie un de ses cinq piliers stratégiques de son plan 2021-2023, « Driving Progress 2023 », aux enjeux climatiques. Pour la MACIF, l’engagement climatique ne cesse de croître depuis 25 ans, avec ses investissements socialement responsables et la prise en compte des critères ESG dans les placements. Ces engagements sont renforcés par la décision du groupe, prise en 2016, d’exclure progressivement de ses investissements le charbon thermique, avec l’objectif de ne plus y être exposé dès 2030.

Les compagnies d’assurances et de réassurances ont comme objectif, à court terme, de réduire l’impact des catastrophes naturelles, en formant notamment les équipes à l’anticipation et la gestion des catastrophes de grande ampleur, et à plus long terme sécuriser la transition écologique et son financement.

Quels impacts sur le modèle économique de l’assurance ?

Pour la Macif, le coût total des sinistres climatiques de 2022 dépassera le montant cumulé sur les deux précédentes années. Plus de 150 000 dossiers de sinistres ont été recensés depuis le début de l’année.

Pour SCOR, réassureur d’envergure sur le plan international, la complexité réside dans la multiplication et l’intensification des sinistres climatiques de manière simultanée dans toutes les régions du monde. Cela limite les péréquations et les avantages de la diversification. Dans un modèle optimal, les primes collectées dans une région du monde, épargnée par des évènements climatiques graves, permettent d’équilibrer les coûts des évènements survenant dans une autre partie du monde. Or, avec l’accélération et l’imprévisibilité croissante de ces évènements, le modèle est mis en difficulté.

Par ailleurs, les pays les plus vulnérables d’un point de vue climatique, comme les pays du sud ou les pays asiatiques, sont également ceux où la couverture assurantielle est la plus limitée, voire inexistante.

Une accélération de la stratégie de « verdissement » des investissements…

Une première solution mise en place par les assureurs pour accélérer la transition écologique est la politique d’exclusion des actifs polluants de leurs portefeuilles.

  • AXA, par exemple, élimine progressivement le charbon de son portefeuille d’investissements depuis 2015, avec un objectif d’exclusion complète d’ici 2030 pour l’UE et d’ici 2040 pour le reste du monde. A cela s’ajoute un objectif de réduction de 20% de l’empreinte carbone des actifs du fonds général d’AXA d’ici 2025.
  • De son côté, SCOR n’est déjà plus exposé au charbon thermique depuis 2015. Le groupe a pris également la décision de ne plus investir dans le pétrole et le gaz, tant que les entreprises concernées ne montreront pas une plus forte volonté et des efforts réels pour décarboner leurs activités. Un certain nombre de référentiels mondiaux permettent de qualifier la pertinence et la crédibilité des plans de transition des entreprises et SCOR en prend systématiquement connaissance avant de décider de réinvestir dans ces entreprises. Toutefois, il est très difficile d’aligner parfaitement les politiques à l’actif et au passif, car si l’assureur choisit ses investissements, c’est le client qui choisit son assureur.
  • La MACIF a également cessé d’investir dans les industries les plus polluantes (charbon, pétrole, gaz, etc.) et des seuils existent pour exclure d’office les entreprises qui polluent le plus.

Néanmoins, malgré leurs politiques d’exclusion, les assureurs ne peuvent pas garantir une transition écologique sans le soutien des grandes entreprises. C’est pour cette raison que les assureurs poursuivent le dialogue avec les entreprises présentes dans des secteurs polluants, afin de les accompagner dans la mise en place de stratégies pertinentes pour réduire leur empreinte carbone.

Sabine Castallan-Poquet

Sabine Castallan-Poquet

Directrice des Investissements MACIF

Plus de 10 milliards d’euros sont aujourd’hui investis par la Macif dans la transition énergétique. Cela comprend les investissements dans les énergies renouvelables, mais également les investissements dans les entreprises qui ont un rôle dans la transition

A ces politiques d’exclusions s’ajoutent les politiques de placements verts. Les investissements dans la transition énergétique représentent plus de 10 milliards d’euros pour la Macif, en prenant en compte les investissements dans les énergies renouvelables (hydrogène, éolien, solaire, …), mais également ceux dans les entreprises jouant un rôle dans la transition écologique. AXA a un objectif de 26 milliards d’euros d’investissements verts à horizon 2023. AXA investit par exemple dans la construction de parcs éoliens, des bâtiments à haute qualité énergétique et des projets du Grand Paris qui visent à développer des transports non polluants.

Estelle Guyon-Abinal

Estelle Guyon-Abinal

Secrétaire Générale AXA France

Notre action démarre par la prévention, en anticipant la survenue des phénomènes climatiques et en informant nos assurés

La prévention devient une partie inhérente du modèle de l’assurance climatique, à l’image d’autres branches, comme l’automobile où, sur demande de l’Etat, une partie des primes finance la prévention routière.

En 2021, AXA a lancé la AXA Climate Academy, un programme de formation pour sensibiliser les collaborateurs (les leurs mais également ceux de leurs clients) aux enjeux climatiques. Au total, plus de 4 millions de personnes ont été formées. Ces actions de prévention s’étendent de conseils pratiques dispensés aux clients concernant les alertes météos, par exemple, à la réalisation de visites de locaux par des ingénieurs spécialisés dans la maitrise des risques.

Selon SCOR, la prévention pourrait également s’illustrer par la construction de bâtiments plus résilients en cas de catastrophes, à l’image de ce qui est fait au Japon pour limiter l’impact des tremblements de terre, ou par des tarifications préférentielles pour inciter à ne pas construire en zones inondables.

La situation climatique conduit également à transformer plus rapidement certaines offres. AXA, par exemple, incite ses assurés auto à choisir la réparation et non le remplacement des pièces, avec un double avantage : moins d’impact sur le climat et un coût moindre pour l’assureur et l’assuré.

De manière analogue, pour la Macif, un système de solidarité a été mis en place pour accompagner les sociétaires en situation de difficulté économique, permettant ainsi une transition douce vers un modèle moins impactant d’un point de vue environnemental et tarifaire.

Vers la fin de l’assurabilité des risques climatiques ?

Les résultats du stress test climatique, réalisé par l’ACPR entre 2020 et 2021, indiquent une forte augmentation de la sinistralité climatique sur l’ensemble du territoire français entre 2020 et 2050. Dans certains départements, la sinistralité pourrait être multipliée par 5.

Pour faire face à cette hausse, les assureurs prévoient majoritairement d’augmenter les primes (de 130% à 200% sur la période), avec un impact social majeur. Dans ce contexte, trouver l’équilibre entre justice actuarielle et solidarité dans la mutualisation des risques pourrait s’avérer difficile.

Cristina Ichim-Barmat

Cristina Ichim-Barmat

Manager

La multiplication par 5 du coût des sinistres dans certains départements français d’ici 2050 pose la question d’un équilibre entre justice actuarielle et solidarité dans la mutualisation des risques

La France est l’un des rares pays à s’être doté d’un régime garantissant un coût supportable pour tous les acteurs et une indemnisation correcte, pour tous les sinistrés, en cas de catastrophe naturelle. Fondé sur un partenariat public-privé et encadré par l’Etat, le régime CATNAT est, par nature, un régime de solidarité nationale, permettant une couverture généralisée et pour tous les périls, un lissage géographique des coûts des sinistres.

Devant l’ampleur que peuvent prendre certaines catastrophes écologiques, la limite de l’assurabilité ne pourrait-elle pas être atteinte ?

Tant que la diversification est possible, que la notion d’aléas est toujours présente et qu’il y a un nombre suffisant de payeurs pour un sinistre, le risque est assurable. L’un des leviers majeurs dans la préservation de l’assurabilité est la prévention pour contenir l’impact.

Au niveau international, un nouveau type d’assurance émerge, notamment dans les régions où l’assurance a un faible taux de pénétration, il s’agit de l’assurance paramétrique. Contrairement au modèle classique où la survenance d’un sinistre constitue le déclenchement de la garantie, dans l’assurance paramétrique, ce déclenchement dépend d’un paramètre ou d’un critère identifié à l’avance (comme la vitesse du vent, la température extérieure ou la pression atmosphérique).

Ce type d’assurance, est de plus en plus souvent proposé pour les risques climatiques. Il a l’avantage de permettre le versement de l’indemnisation très rapidement, au simple constat de l’atteinte du paramètre, sans visite d’un expert ou documents justificatifs. L’inconvénient en revanche, réside dans le fait qu’un assuré pourrait être touché par un sinistre climatique sans que les paramètres définis dans son contrat ne soient atteints. L’assurance paramétrique est très peu développée en France à date, mais elle pourrait se positionner comme un complément pertinent au modèle traditionnel, pour prendre en charge des situations ne pouvant être couvertes par une assurance traditionnelle.

Quid d’une prise en compte plus généralisée du risque climatique ?

Selon le dernier rapport publié par AXA, « AXA Future Risks Report 2022 », le changement climatique arrive pour la première fois en tête des préoccupations des experts, mais également du grand public.

Les assureurs et réassureurs sont d’ores et déjà en ordre de marche pour comprendre ces risques et définir des stratégies pour tenter de les infléchir. Toutefois, tous les secteurs économiques n’ont pas encore pris la mesure des impacts climatiques. Or la transition ne peut s’opérer sans une mobilisation globale, avec une vision long terme dépassant tous les clivages et surtout en allant au-delà du Greenwashing.


[1] Etude « Chiffres clés du climat France, Europe et Monde édition 2022 », SDES
[2] NASA & the National Oceanic and Atmospheric Administration
[3] Rapport « Changement climatique 2022 : atténuation des changements climatiques », contribution du groupe de travail 3 au AR6, GIEC, 2022
[4] Prévisions de l’équipe scientifique du Global Carbon Project (projet de recherche international qui s’inscrit dans le cadre de l’initiative de recherche Future Earth sur la durabilité mondiale)
[5] Rapport « Changement climatique 2022 : impacts, adaptation et vulnérabilité », contribution du groupe de travail 2 au AR6, GIEC, 2022
[6] Rapport « Bilan mondial sur la réduction des risques de catastrophe ; Notre monde en danger : Transformer la gouvernance pour un avenir résilient », Bureau des Nations Unies pour la réduction des risques de catastrophe (UNDRR), 2022
[7] Etude « Global Climate Risk Index 2020. Who Suffers Most from Extreme Weather Events? Weather Related Loss Events in 2018 and 19 99 to 2018”, GermanWatch, 2019 Analyse basée sur l’IRC (Indice mondial des risques climatiques), comprenant des données sur l’impact de conditions météorologiques extrêmes et les données socioéconomiques y étant associées
[8] Etude « Impact du changement climatique sur l’assurance à l’horizon 2050 », France Assureurs, 2021
[9] Etude « Impact du changement climatique sur l’assurance à l’horizon 2050 », France Assureurs, 2021
[10] Etude « Assurance et finance durable », France Assureurs, 2022

 


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