La tribune a été publiée sur le site du Journal Du Net le 15 juin 2023

A l’instar des grandes transformations introduites par la révolution industrielle, la révolution numérique est en train de remodeler en profondeur nos économies, nos sociétés et mêmes nos façons de penser, de vivre ou d’interagir avec les autres. Le récent phénomène « ChatGPT » a agité le spectre d’Intelligences Artificielles tellement puissantes qu’elles provoqueraient, selon les adeptes du « longtermise », le basculement de l’humanité dans un monde déterminé par la technologie et par ceux qui la font. Cette vision orwellienne du monde est, à bien des égards, caricaturale. Toutefois, elle remet en avant un des enjeux de l’ère post-industrielle :  la maitrise des technologies numériques et de leurs cycles d’évolution.

Le numérique est un levier de puissance, et donc un levier d’influence : celui qui conçoit la technologie, la contrôle et impose sa loi à ceux qui l’utilisent. Dans ce contexte, quelle est la place de la France et de l’Europe dans la course au « Cyberespace » ? Peuvent-elles encore tirer leur épingle du jeu ?

L’Europe, petit David face à deux grands Goliath

Les Etats Unis et la Chine sont, loin devant l’Europe, les deux plus grandes puissances numériques mondiales. Chacune, « à sa manière », a su faire émerger en moins 20 ans des géants informatiques hégémoniques grâce à une politique d’investissements massifs consacrés à l’innovation technologique. Rien de comparable n’a réellement été enclenché en Europe.

Le vieux continent est par conséquent très en retard et est, depuis longtemps, installé dans une situation de dépendance vis-à-vis des Américains et, dans une certaine mesure, des Chinois sur l’ensemble des maillons de la chaîne de valeur du numérique : nos semi-conducteurs, nos infrastructures de stockage et nos logiciels sont en grande partie conçus et contrôlés par d’autres. 92% des données européennes sont administrées par des entreprises extracommunautaires (Hidden Treasures, Centre for European Policy Studies, 2019).

Cette réalité nous a durement rattrapés pendant l’épidémie de Covid-19. C’est alors que le concept de souveraineté numérique, apparu dans les années 2000, est revenu en force dans la réflexion européenne, avec la France comme porte étendard.

L’Europe ne renversera la table des puissances numériques que si elle mène les bons combats

La nature transfrontalière et très interconnectée du numérique bouleverse les modalités d’exercice de la souveraineté telles que définies par le droit international. Bien qu’elle échappe encore à une définition précise, la souveraineté numérique peut être qualifiée d’autonomie stratégique qui implique un choix réfléchi et assumé des modalités de dépendance et d’indépendance. Exercer sa souveraineté revient donc à cibler ses alliés et à choisir ses combats.

Le retard accumulé par l’Europe et les moyens financiers qu’elle consacre à la filière numérique posent deux questions fondamentales : 1) Quelles activités préserver d’une dépendance étrangère et quelles technologies soutiennent cette dépendance ? 2) dans quels domaines technologiques sera-t-elle superpuissante demain ?

L’Europe ne pourra pas tout faire. Elle ne doit pas courir après des trains qu’elle ne rattrapera jamais, ce serait le tonneau des Danaïdes. S’il est admis qu’elle a perdu la bataille des méga-plateformes, des réseaux sociaux ou des IA génératives, il y a des domaines où elle peut encore se démarquer.

Prenons l’exemple de l’Edge computing, l’informatique de périphérie par opposition au modèle de l’informatique centralisée dominé par les hyperscalers. Avec l’explosion des Objets connectés, cette technologie émerge comme le nouveau paradigme de stockage et de calcul des données. Sur ce registre, l’Europe a la capacité de dominer le marché des technologies logicielles et matérielles des infrastructures de collecte, d’échange et de traitement des données « à la périphérie ». Fort de cet avantage concurrentiel, elle pourra développer des services commerciaux à valeur ajoutée et imposer les usages industriels de demain.

L’Europe est encore dans la course au Graal de l’informatique : la technologie quantique. Que ce soit pour réaliser des calculs extrêmement complexes par une nouvelle génération d’ordinateurs ou pour construire des réseaux de communication ultrasécurisés grâce à des clés de chiffrement quantiques, le chemin est encore long et semés d’embuches. Heureusement, l’Europe dispose d’excellents atouts pour distancer ses concurrents, ou du moins figurer sur le podium.

Sans leadership technologique, l’Europe perdra son statut de puissance régulatrice du numérique

Il y a un domaine ou l’Europe se distingue déjà des puissances américaines et chinoises, celui de la réglementation numérique. L’un des principaux legs de la présidence française du Conseil de l’Union européenne du premier semestre 2022 a été l’accord sur la régulation des géants du numérique avec l’adoption de deux grandes lois européennes sur les marchés et les services numériques (DSA et DMA). Ces deux lois, et le RGPD avant elles, marquent un tournant majeur dans l’Histoire. Elles posent les bases d’un cyberespace transparent, équitable et sûr, garant des droits fondamentaux des individus et d’une concurrence économique équitable.

En se posant comme pionnière de la régulation du numérique, l’Europe contribue à diffuser ses valeurs et son éthique. Toutefois, elle ne peut incarner la puissance régulatrice, qu’elle appelle de ses vœux, sans leadership technologique qui la mette en position de définir les standards et d’anticiper les usages de demain. Sans cela, elle sera constamment dépassée et ne pourra pas servir de garde-fou aux risques sociétaux, environnementaux, économiques ou géopolitiques du numérique.

L’Europe est toujours en lice dans la course du numérique. Pour se hisser dans le peloton de tête, elle doit fonder sa stratégie industrielle en matière de numérique sur 3 objectifs clés :

  1. Rupture, pour faire émerger les technologies clés de demain ;
  2. Usages, pour offrir des services à valeur ajoutée, incontournables dans nos sociétés et nos économies ;
  3. Ethique, pour veiller à la création d’un espace numérique sûr et responsable.