Une Supply Chain tiraillée

La Supply Chain est aujourd’hui au centre de l’attention et la priorité pour nombre d’acteurs, qu’ils soient politiques, économistes, financiers ou dirigeants d’entreprises.

Elle est aujourd’hui appelée, plus que jamais auparavant, à agir d’une façon rapide et concrète pour faire face aux :

  • Contexte écologique : à travers le besoin de réduction significative des émissions carbones, des déchets et de la consommation d’énergie.
  • Contexte économique mondial : à travers les différentes crises économiques, sanitaires et géopolitiques (pénurie des matières premières, changements des routes ou des délais de transports, inflation etc.). Le mot d’ordre aujourd’hui étant VUCA (Volatility, Uncertainty, Complexity & Ambiguity), les stratégies et la planification Supply Chain à long terme deviennent ambiguës : faut-il par exemple relocaliser ou bien découpler les maillons de la chaine logistique en fonction des zones géographiques ? Ce contexte pousse ainsi les dirigeants à chercher plus d’adaptation et de réactivité.
  • Contexte numérique : la Supply Chain, tout comme la plupart des métiers, connaît aujourd’hui une révolution numérique sans précédent, à travers une digitalisation à grande échelle et l’arrivée de nouvelles technologies disruptives dont l’Intelligence Artificielle et la robotisation des opérations.

Tiraillée dans 3 directions, la chaîne logistique globale est donc appelée à être beaucoup plus agile et résiliente. Si elle réussit à mettre en harmonie toutes ses actions, elle pourrait représenter un important levier d’innovation et d’action face à ces défis d’importance majeure, en particulier le défi écologique

Des règlementations plus contraignantes

Actuellement, les efforts déployés en matière de réduction des émissions GES se concentrent principalement sur deux niveaux de la Supply Chain :

  • Au niveau opérationnel, des actions concrètes sont mises en place, telles que l’optimisation des schémas de transport, l’optimisation du remplissage des camions, le backhauling … grâce à des outils de plus en plus performants.
  • Au niveau stratégique, les entreprises abordent ces enjeux environnementaux, par exemple lors de la définition de schémas directeurs logistiques ou l’optimisation des « Route To Market », en prenant en compte de façon proactive l’empreinte potentielle de chaque scénario étudié avant sa mise en place.

On remarque alors qu’au niveau tactique, les efforts restent peu concrets et se limitent à du reporting et des analyses qui restent théoriques et peinent à induire de vraies décisions et actions sur le moyen terme.

Il est donc temps d’intégrer une nouvelle dimension dans la planification Supply Chain, à savoir la dimension écologique, d’autant plus que, depuis le 1er janvier 2024, les entreprises de plus de 500 salariés ayant un siège en Europe sont appelées à adopter et à déclarer un nouveau reporting écologique et social (la CSRD, Corporate Sustainability Reporting Directive) en complément du reporting financier classique. Cela finira par concerner toute entreprise ayant une activité en Europe à horizon 2028.

Cette dimension devrait être intégrée à tous les niveaux de planification de la chaine logistique afin de garantir une bonne cohérence entre l’aspect purement volume qui intéresse la direction des opérations, l’aspect valeur qui intéresse la direction financière et enfin l’aspect écologique qui intéresse la direction RSE. A commencer donc par le processus PIC ou S&OP.

Vers une 6ème maturité du PIC/S&OP

Il y a historiquement 5 niveaux de maturité du PIC :

  • Maturité 1 : Aucun objectif prédéfini, le pilotage est orienté par la réaction aux événements.
  • Maturité 2 : Préparation des plans commerciaux, principalement la mise en place de la prévision de la demande.
  • Maturité 3 : Adéquation charge – capacité de bout en bout à travers des tableaux de bord simples (l’intégration du calcul de la charge et des plans de production et d’approvisionnement).
  • Maturité 4 : Mise en place de rituels standards, intégration de la notion de scénario et d’outils d’aide à la décision (APS) avec des capacités de simulation et d’optimisation.
  • Maturité 5 : Intégration financière complète et notion de modèle économique derrière chacune des décisions du PIC.

Il va donc de soi de rajouter le sixième niveau, la Maturité 6 :
L’intégration écologique

4 phases principales pour augmenter sa maturité

Préparation et compréhension des enjeux et objectifs

L’objectif est de sensibiliser les équipes plus concrètement sur les enjeux, de décortiquer les lois et normes et de définir les indicateurs clés à mettre en place.

Les enjeux et objectifs sont en constante évolution en raison des nouvelles normes et directives votées, plus particulièrement par l’Union Européenne. La dernière en date est la CSRD (Corporate Sustainability Reporting Directive), applicable depuis le 1er janvier 2024 et qui concernera d’ici à 2028 les grandes entreprises ainsi que les PME non cotées en bourse.

Le but de cette directive est de mettre sur un même plan d’égalité les reportings financier et extra-financier, et ainsi de rediriger les flux financiers vers les entreprises qui appliquent une politique écoresponsable engagée.

Pour ce faire, la CSRD introduit le concept d’analyse de double matérialité : si les entreprises devaient auparavant faire une analyse de simple matérialité via la matérialité financière, c’est-à-dire analyser les impacts ESG (Environnementaux, Sociaux et Gouvernance) de l’extérieur sur l’entreprise, elles doivent désormais rajouter une analyse de matérialité d’impact. Cette dernière permet d’étudier l’impact qu’a une entreprise sur l’extérieur via les critères ESG. De plus, le cadre de ces analyses, auparavant plus libre, sera désormais standardisé pour toutes les entreprises. Ce nouveau référentiel, plus complet que le bilan carbone ou que le GRI (Global Reporting Initiative), permettra donc aux parties prenantes de pouvoir mieux évaluer et comparer les performances des entreprises en termes de durabilité.

Le processus pour réaliser l’analyse de double matérialité consiste donc à identifier d’abord les critères qui seront matériels à l’entreprise, en plus de ceux inclus dans les normes ESRS (European Sustainability Reporting Standards) qui structurent la CSRD, pour ensuite collecter les données liées à ces critères. Enfin, l’analyse et la hiérarchisation relative de ces données permettront de déterminer un seuil de matérialité des critères.

La CSRD correspondant à un référentiel d’analyse, elle n’oblige pas les entreprises à atteindre des objectifs chiffrés, celles-ci seront juste tenues de présenter des plans d’action pour répondre aux enjeux des critères qui auront été diagnostiqués matériels.

Le coût global de ce processus a été officiellement estimé à 3,6 milliards d’euros par an pour l’ensemble des entreprises [1].

Pour pouvoir évaluer par exemple la masse de microplastiques générés et usés, il faut pouvoir en évaluer les origines au sein de son entreprise. Voici une liste non exhaustive de sources de microplastiques que l’on peut trouver au sein de la Supply Chain :

  • Polypropylène, polyéthylène et polystyrène à l’origine de nombreux emballages
  • Usure des pneumatiques des camions de logistique
  • Peinture des porte-conteneurs et dégradation de celle-ci
  • Granules de plastiques perdues pendant leur transport

Ici, il faut trier les différentes sources selon leur importance relative, il ne s’agit pas de tout peser au gramme près mais d’avoir une estimation fiable des émissions provoquées par l’entreprise. Il convient aussi de différencier microplastiques générés et usés :

  • Microplastiques générés : engendrés/provoqués par l’activité de l’entreprise (indirect)
  • Microplastiques usés : utilisés par l’entreprise via les emballages produits notamment (direct)

[1] Source : Commission européenne, document de travail des services de la commission “Résumé de l’analyse d’impact”, 21.4.2021

Le but est aussi de mettre en place des fonctions quasi automatisées de mesure qui alimenteront des KPIs mis à jour de façon dynamique ou automatique.

La collecte de données se fera en impliquant toute l’entreprise, mais aussi en impliquant les parties prenantes, car les différents critères des normes ESRS permettent de couvrir tous les aspects de sa chaine de valeur ainsi que ses impacts. Les différents critères qualitatifs et quantitatifs pourront être repris via une liste préétablie par un organisme de l’UE, en plus des critères spécifiques à l’entreprise. Si l’on pilote déjà des référentiels comme le bilan carbone ou encore le GRI, il sera possible de réutiliser les données issues de ces pilotages pour certains critères de la CSRD.

Les solutions de TMS / WMS seront utiles pour estimer ce genre d’indicateurs : par exemple, avec la longueur totale des trajets effectués en camion par les transports de l’entreprise, on peut estimer le nombre de microplastiques générés par l’usure des pneumatiques une fois que l’on aura fait une estimation d’émission de microplastiques par pneumatique et par kilomètre. Une méthode standardisée pour estimer ce taux d’émission sera d’ailleurs incluse dans les prochaines normes Euro 7 courant 2026-2027.

La structuration et l’agrégation des données peuvent se faire via différents axes :

  • Géographiquement (par pays, région)
  • Par famille de produits
  • Par site (usine, entrepôt, magasin…)
  • Par mode de transport (camion, porte-conteneurs…)

Il convient ici de choisir les plus pertinents pour identifier au mieux les sources principales d’émissions et d’utilisations de microplastiques.

Le processus doit être réorganisé en ajustant d’abord les instances S&OP (rajout du rôle important de l’officier RSE) et en définissant les leviers de décisions à suivre avec la direction générale.

Le schéma simplifié ci-dessus illustre avec la troisième colonne la prise en compte nouvelle des enjeux RSE au sein du S&OP, issus notamment de la nouvelle réglementation CSRD. Ainsi, lorsque l’on prendra des décisions sur concernant l’ajustement de ce dernier, on pourra ainsi directement observer et prendre en compte la variation des indicateurs RSE en fonction des décisions, et comparer l’évolution des indicateurs en fonction des scénarios retenus et discutés lors de l’instance PIC.

Ainsi, on aurait intégré d’une façon plus concrète une planification responsable et des actions concrètes au niveau tactique.

Enfin, maintenant que les objectifs, les besoins et les données sont clairs, une phase d’adaptation des APS et des outils d’aide à la décision jusqu’aux outils d’exécution est nécessaire pour assurer une bonne exécution et surtout un reporting conforme aux normes et réglementations en vigueur.

En conclusion, le S&OP-C © pour S&OP Carbone, si on peut l’appeler ainsi, permet d’instaurer durablement une nouvelle vision et surtout des pratiques proactives et concrètes. Il y a en toute évidence un enjeu majeur de conduite de changement pour y arriver mais l’urgence climatique exige son intégration rapide dans une démarche d’ensemble et non pas dans une logique opportuniste, comme on peut le voir aujourd’hui à travers la mise en place de S&OP cross-filiales ou S&OP globaux, qui sont principalement motivés par une logique purement financière de balancing entre filiales et de sécurisation des approvisionnements, reléguant la logique RSE au second plan.