La crise du Coronavirus a provoqué l’émergence de nouveaux comportements chez les consommateurs qui sont radicalement différents des tendances habituelles. Nous sommes face à une page blanche comportementale, et toutes les connaissances acquises sur les consommateurs sont à remettre en question.

D’autre part, ces comportements sont susceptibles de varier suivant l’évolution de la crise et le contexte de chaque pays. Pour comprendre ces comportements, suivre ces changements et maîtriser ces incertitudes, il est important de se doter des bonnes méthodes et outils d’analyse.

Les méthodes d’innovation démocratisées depuis 10 ans (Lean Start Up, design thinking, …) ne suffisent pas à faire les analyses approfondies et nécessaires des populations. Face à ce constat, l’anthropologie, moteur de réflexion et d’action pour se transformer et innover, apparaît comme une réponse possible. Cette science remet l’humain au centre et permet de proposer des innovations répondant parfaitement aux marchés à partir d’analyses comportementales.

A l’occasion de la 9ème édition du Club Innovation de Wavestone, évènement périodique visant à décrypter les tendances de l’innovation, nous avons cherché à en savoir plus sur les applications possibles de l’anthropologie au sein des entreprises.

Qu’englobe le terme anthropologie, et comment tirer des enseignements de ces méthodes atypiques pour les appliquer à l’entreprise, notamment en temps de crise ?

En temps de crise, en quoi l’anthropologie s’avère indispensable pour innover ?

Historiquement associée à l’étude des terrains exotiques, l’anthropologie s’étend désormais à des enjeux contemporains : la vie sociale au sein des villes, les modes et tendances, les groupes et les entreprises. Elle permet d’aller au plus près de la réalité, d’observer et de comprendre les pratiques et les comportements grâce à la richesse des données collectées.

En cela, exploiter les méthodes qui s’appuient sur l’anthropologie permet de mieux comprendre les interactions sociales, de rendre explicite les raisons sous-jacentes aux comportements et d’anticiper les tendances de demain.

Chaque organisation et chaque projet fait face à des problématiques complexes liées aux comportements humains :

  • Des problématiques internes à l'organisation qui affectent la capacité à bien collaborer des équipes. Ces difficultés à travailler ensemble peuvent freiner la réussite d’un projet et dans certains cas mettre en péril l'organisation.
 
  • Des problématiques externes pour adresser correctement un segment client afin de vendre un produit ou un service.

L’innovation vise à trouver des solutions efficaces à ces problématiques (internes et externes). Cependant, la première cause d’échec d’un produit ou service repose sur l’inadéquation entre la solution proposée et les attentes des utilisateurs finaux. Face à ce constat, l’approche anthropologique est décisive, car elle permet de capter les besoins réels des parties prenantes pour pouvoir proposer des recommandations adéquates.

Sans ignorer la complexité d’une situation, l’approche anthropologique permet de mettre en place une démarche tactique pour cibler les composantes qui sont source de valeurs afin de les étudier. Cette démarche s’appuie sur une déconstruction des situations observées pour créer des connexions et des associations. L’objectif n’est pas de tout comprendre mais plutôt d’adopter une vision systémique du problème.

Dans le cadre d’une étude, cette approche permet de :

  • Clarifier le besoin en mettant en lumière les biais cognitifs du prescripteur de l’étude
 
  • Comprendre les routines et automatismes des sujets observés pour mieux appréhender les tenants et les aboutissants du problème étudié
 
  • Dresser un bilan de l’évolution des comportements liée à une crise
 
  • Faire émerger dès les phases de conception ces nouvelles problématiques par des observations in situ. Chaque changement est un effort.

L'anthropologie en pratique : l'illustration d'Olivier Wathelet

Plusieurs exemples concrets d’utilisation de ces méthodes dans des entreprises du CAC40 prouvent la pertinence de l’approche. 

A l’occasion du Club Inno, Olivier Wathelet, anthropologue, a été amené à relater deux expériences professionnelles issues de son passage au sein des équipes innovation d’un grand groupe spécialisé dans le petit équipement domestique. Ces expériences mettent en avant différents enjeux et bénéfices d’un pilotage de projet réalisé par un anthropologue.

Les exemples ci-dessous permettent d’illustrer la contribution d’une démarche d’immersion accélérée pour redéfinir la raison d’être d’une pratique du point de vue des usagers potentiels, ainsi qu’aider à rendre compte de la valeur d’un projet d’ores et déjà engagé et éviter un échec avant la mise sur le marché.

L’enjeu était de travailler à la conception d’une machine à faire des raviolis pour le marché chinois. Deux équipes française et chinoise ont travaillé ensemble sur le projet en mode « pop-up studio » : 10 jours de travail rythmés par des immersions terrain quotidiennes. A la fin de chaque journée, l’équipe projet mixte devait partager ses observations aux collègues en France et en Chine restés dans les usines pour que chacun apporte son point de vue et répondre à des micros-défis issus des observations de terrain.

C’est grâce aux observations que nous avons pu identifier un besoin caché des utilisateurs chinois. En effet, le concept initial de la machine visait à automatiser le processus complet de conception du ravioli. Les observations ont démontré une habitude culturelle forte.

Chaque famille attache une attention particulière à l’esthétique du ravioli en fonction de ses appartenances culturelles régionales, qui sont très importantes en Chine. Cette dimension esthétique apparait lors de la phase de façonnage du ravioli. Il convenait donc de laisser la main à l’utilisateur à ce moment précis, de l’aider à valoriser son propre savoir-faire.

Face à cette observation, la conception de la machine a été revue. Le mode projet en « pop studio » permettant de combiner observation et maquettage, nous avons pu rapidement tester cette idée, la valider, et converger vers un design de produit qui a été commercialisé ensuite avec succès

Comme le montre cet exemple, la démarche de l’anthropologue dépasse la simple analyse des besoins : elle consiste à transformer la vision d’une équipe en l’aidant à s’immerger et à bousculer ses propres convictions.

Dans ce projet de conception d’un BBQ électrique, il avait été décidé d’adresser le marché américain. Nous sommes intervenus une fois les premières maquettes fonctionnelles conçues. Les caractéristiques du produit répondaient théoriquement à l’expression de besoin des usagers américains, et notamment la capacité de cuire une viande selon les attentes sensorielles du marché, telles que démontrée par des tests en laboratoire.

Compte tenu de la nouveauté du produit, nous avons pu mettre en place d’une démarche de test in situ à New York qui s’est avéré être un échec total. Compte tenu des règles locales de prévention des incendies, les newyorkais devaient utiliser le barbecue sur le toit de leur immeuble. Or, la façon de manipuler la viande des cuisiniers – très caractéristiques, multipliant les gestes sur la viande et donc l’ouverture du BBQ, empêchait la cuisson de la viande du fait du caractère venteux des hauts d’immeuble.

Le test in situ a pu mettre en avant des problèmes engendrés par la solution qui l’emporte sur les bénéfices et réorienter la démarche stratégique du groupe vis à vis du marché américain.

Cet exemple le montre clairement : ce qui peut être évident en laboratoire devient complexe, voire impossible, dans la « vraie vie ». Le rôle de l’anthropologue consiste ainsi à mettre en place des démarches capables d’identifier ces points de friction critique, en combinant agilité et robustesse des conclusions.

La contribution des anthropologues à l’entreprise va au-delà de ces deux exemples et peut :
  • Participer à la définition d’une vision stratégique en identifiant l’impact d’une rupture sociale liée à une crise
  • Contribuer à la diffusion d’un nouvel état d’esprit
  • Former les collaborateurs à mieux prendre en compte les usagers et leurs expériences

Depuis près de 3 décennies des anthropologues testent et inventent des outils, ce qui explique qu’aujourd’hui il s’agisse d’une discipline de plus en plus mobilisée pour l’innovation.

En contexte de crise et de distanciation sociale, l’anthropologie s’appuie sur plusieurs outils numériques pour continuer d’explorer, même à distance, les usagers du monde entier. Les netnographies, carnets de bord, live streamings et interviews à distance sont autant d’outils qui permettent de poursuivre le travail de mise en empathie malgré les enjeux de proximité physiques.

Olivier Wathelet
Anthropologue et Fondateur de l’agence Users Matter

Anthropologue, j’ai été formé aux outils « classiques » de la discipline que j’ai mis en œuvre dans un travail de thèse consacré aux « cultures olfactives » et à la façon dont nos sens sont modelés par notre environnement familial. Cette recherche m’a permis d’échanger avec plusieurs acteurs industriels intéressés par la sensorialité de leurs clients (agro-alimentaire, gastronomie, cosmétique, automobile, etc.) mais dont les outils issus de l’ingénierie ont parfois du mal à rendre compte de la part d’expérience et de vécu de leurs clients.

Ces aspects sont pourtant décisifs dans la décision de faire usage de produits et de services, voire dans la réaction à des politiques publiques. Mon parcours s’est dès lors orienté dans l’accompagnement des entreprises à comprendre leurs usagers actuels et potentiels, et à impliquer ces derniers dans des démarches d’innovation, ce que je réalise aujourd’hui pour des clients issus d’univers très différents (de la banque à l’automobile, en passant par la grande consommation, le numérique ou encore la construction).

Comment s’assurer du succès de l’application de l’anthropologie en entreprise ?

Un certain nombre de bonnes pratiques permettent d’assurer le succès d’une démarche anthropologique appliquée à l’entreprise :

L’anthropologie vise à analyser un contexte, une situation et des acteurs pour mettre le projecteur sur l’origine de leurs problèmes et ainsi poser les bonnes questions. C’est le concept de recadrage.

Pour cela, on questionne les besoins exprimés initialement afin d’identifier les motivations sous-jacentes.

Exemple : Lors d’une expérience voyageur, le besoin majoritairement exprimé par les usagers est : « Je rêve d’un transport plus rapide ». En réalité, une étude approfondie révèle des motivations sous-jacentes plus fortes. Par exemple, c’est souvent l’inconfort lié au voyage qui entraîne l’envie de voyager plus rapidement. D’autres souhaitent valoriser leur temps, et c’est l’impossibilité de travailler dans les transports qui génère vraiment cet irritant.

Si la démarche anthropologique s’appuie sur des entretiens avec un panel d’utilisateurs, il est essentiel de les compléter avec des observations in situ. En effet, si un entretien permet de récolter un grand nombre d’informations sur les perceptions des utilisateurs, les observations in situ apportent quant à elles des données terrain complémentaires.

Bien souvent les observations diffèrent des témoignages.

Ces différences peuvent s’expliquer de plusieurs manières : des utilisateurs qui n’ont pas pris un recul suffisant sur leurs pratiques ; certains qui, par empathie, atténuent leurs avis négatifs pour être plus conciliants ; d’autres déforment leurs témoignages pour des raisons hiérarchiques ou politiques …

L’observations in situ est donc un outil puissant qui apporte un angle d’étude complémentaire aux entretiens.

Certaines explications prennent racine dans ce que va faire l’utilisateur avant ou après son utilisation du produit.

Exemple : Prenons l’exemple d’un gestionnaire de flotte qui souhaite anticiper le comportement des touristes à la sortie d’une crise sanitaire. On peut dès lors se poser les questions suivantes : Pourquoi l’utilisateur va-t-il privilégier l’avion aux autres modes de transport ? Dans quel état d’esprit est-il lorsqu’il se rend à l’aéroport ?  En sortie d’aéroport, que cherche-t-il à faire et où souhaite-t-il se rendre ? … Toutes les réponses à ces questions vont ancrer l’utilisateur dans un parcours bout en bout dans lequel l’objet de l’étude n’est qu’un maillon qui dépend des autres maillons de la chaine.

La phase de diagnostic préalable aux travaux de conception et de réalisation est souvent négligée, car difficile à valoriser.

Dans une approche conseil, il est fréquent de s’appuyer sur des présuppositions qui vont orienter la collecte des données. Bien que cette approche hypothético-déductive permette d’écourter la phase d’observation, elle présente des risques d’incompréhensions et de contresens. En effet, ces raisonnements par analogie inhibent l’identification de nouveaux usages.

Deux enseignements en découlent :

  • Il est préférable de privilégier une démarche induite qui laisse émerger les réponses du terrain. Par un regard neutre et objectif, la collecte des données est réalisée en limitant l’effet du biais de confirmation.
  • Cette phase amont étant cruciale pour proposer des solutions pertinentes, il est nécessaire de prendre le temps suffisant pour l’entreprendre.

Si les minorités anecdotiques ne sont pas la cible, l’étude de ces populations permet d’avoir une approche différente sur les usages possibles d’un produit. Par exemple, l’étude des sans-abris qui transitent dans une gare pourrait apporter un regard nouveau sur l’utilisation des espaces.

Cet éclairage permet d’obtenir une nouvelle façon de voir les cas habituels, et d’en tirer des améliorations inattendues.

Impliquer les membres de l’entreprise à travers une expérience vécue pour ancrer les pratiques. Pour impliquer les différents échelons hiérarchiques de l’entreprise, l’anthropologue doit partager sa progression en expliquant les motifs de ses choix et actions. D’autre part, on peut embarquer le top management à travers une immersion courte. Tout cela permet de démystifier la démarche et de la rendre intelligible et concrète.

En entreprise, l’innovation utilise de plus en plus de la méthodologie Design Thinking. On peut observer des limites à cette méthode qui cherche à réduire au maximum le Time to Market, en validant parfois des hypothèses trop rapidement. Pour éviter cet écueil, on peut inclure l’anthropologie à chaque étape d’une démarche Design Thinking.

La posture de l’anthropologue, un élément déterminant

Lorsqu’un individu est convaincu d’une croyance, celui-ci va avoir tendance à se focaliser inconsciemment sur les éléments qui confirment cette croyance et ignorer tout ce qui la réfute.

L’être humain raisonne par analogie : dès lors qu’une situation présente des points communs avec une autre situation déjà rencontrée, il a tendance à en déduire la même conclusion.

Nous sommes tous sujets au biais de confirmation, mais prendre conscience de nos biais permet de limiter leurs effets et favorise notre remise en question. Ainsi, l’observateur exploite son expérience pour décrypter des contextes complexes sans pour autant présupposer des réponses.

Voici deux conseils pour limiter le biais de  confirmation :

  • Être à l’aise avec le doute en acceptant nos lacunes
  • Chercher activement les preuves qui permettent d’invalider ses propres croyances: par exemple en étant en mesure d’expliquer les arguments adverses mieux que les adversaires eux-mêmes

L’étude anthropologique est qualitative et se base sur des observations provenant d’un panel.
L’objectif d’une telle étude n’est pas l’exhaustivité, mais plutôt l’obtention de la palette des usages potentiels.

La plupart du temps, un panel réduit d’usagers observés suffit, dès lors que celui-ci est suffisamment varié.

Lorsque l’on souhaite comprendre et expliquer une situation, il est important d’avoir conscience de sa propre subjectivité et de l’effet Dunning Kruger ou effet de « surconfiance » : un biais cognitif selon lequel les moins qualifiés dans un domaine surestiment leurs compétences.

Pour ne pas rester aveuglé par des préjugés, l’observateur doit supposer que les sujets observés ont une raison logique et réfléchie derrière chacune de leurs actions.

Pour le sujet observé, son comportement et ses actes sont motivés par un raisonnement logique construit à partir de son expérience.

En préjugeant de l’intelligence d’autrui, l’observateur adopte un état d’esprit ouvert qui permet une analyse plus juste.

Conclusion

L’anthropologie est une discipline qui se réinvente en permanence et représente un outil de compréhension puissant pour dessiner le futur sur la page blanche comportementale qu’a généré la crise du Coronavirus.

L’histoire nous a démontré comment une crise pouvait lever certains verrous sociétaux qui permette l’émergence des innovations les plus marquantes. Ces innovations s’appuient sur les technologies mais prennent racine dans l’apparition de nouveaux comportements. Aujourd’hui, bien que la situation soit profondément bouleversante, cette crise est aussi une opportunité de se réinventer. Il parait donc crucial de s’armer des outils nécessaires à comprendre l’humain.

Pour citer Ghislaine Gallenga, chercheuse et anthropologue intervenante au club innovation : « l’anthropologie est la discipline spécialiste de la culture et du sens », c’est dire si son rôle est important aujourd’hui !

Ces méthodes autrefois considérées comme uniquement exploitables par les experts de la discipline peuvent être aujourd’hui adoptées par les entreprises. C’est ce que nous avons fait en intégrant l’anthropologie au sein de notre savoir faire à travers un état d’esprit ouvert et une posture résolument tournée vers l’humain.

Avec la crise en cours, l’anthropologie mérite plus que jamais sa place dans une entreprise innovante