L’entreprise libérée par-ci, l’entreprise libérée par-là… Vous aussi, vous avez l’impression que c’est LE concept à la mode ? Les articles sur le sujet se multiplient, chacun commente et re-commente, les personnes se revendiquant experts foisonnent, les admirateurs et fervents défenseurs font face aux plus sceptiques…

Et pour cause, les résultats annoncés sont attrayants : 15% de croissance du chiffre d’affaires, un temps de traitement des dossiers divisé par trois, une augmentation de la productivité de 12% en moyenne… Ces évolutions ont été observées dans plusieurs entreprises ayant adopté ce mode de fonctionnement, et leurs collaborateurs se disent heureux !

L’équipe People & change de Wavestone a souhaité explorer ce concept et le questionner. Ce travail vise à s’interroger : parlons-nous tous de la même chose ? Existe-t-il plusieurs définitions et versions de l’entreprise libérée ? Ce concept apporte-t-il des éléments complémentaires aux nouvelles pratiques managériales ? Faut-il prendre des précautions face à ce concept et sa réalisation ?

L’entreprise libérée, le nouveau buzzword de l’innovation RH

En premier lieu, il convient de définir la notion d’entreprise libérée. Revenons donc sur ce concept qui fait beaucoup de bruit.

L’entreprise libérée s’appuie sur un principe de base qui fait consensus : toutes les ressources humaines sont importantes et susceptibles de participer à la création de richesses dans l’entreprise. L’Homme a envie de s’investir et de s’engager dans son travail, il suffit donc de mettre en place un environnement adéquat pour le lui permettre. Il s’agit de créer un cercle vertueux visant l’autonomie via la responsabilisation.

Ce principe de base peut se décliner en 2 postulats :

  • L’Homme est digne de confiance, il faut donc le mettre au cœur de l’entreprise ;
  • Il aspire à la liberté, même dans son travail.

L’entreprise libérée n’est pas un concept nouveau. Il s’appuie sur une théorie avancée dans les années 1960 par McGregor : la théorie Y (« faisons confiance à l’homme ») – en opposition aux organisations traditionnelles plutôt conçues selon la théorie X (« l’homme doit être contrôlé »). Cette théorie est reprise par Isaac Getz et Brian M. Carney pour expliquer les différences entre les entreprises « comment » (i.e. où décisions et actions se basent sur la question « comment faire pour travailler ? ») et les entreprises « pourquoi » (où l’unique question est « que faire pour satisfaire le client ? »). Ils appuient leur propos avec l’histoire vraie d’une femme de ménage de l’entreprise FAVI qui, seule dans l’établissement un soir, décroche le téléphone et comprend qu’un client important est coincé à l’aéroport. Elle prend l’initiative d’aller le chercher, de l’installer et de lui fixer un nouveau rendez-vous. Tout cela en toute discrétion, sans en faire d’état particulier, en tant que membre engagée et libre de la communauté FAVI.

Ainsi, d’après Isaac Getz, une entreprise est qualifiée d’entreprise libérée lorsque la majorité des salariés disposent de la liberté et de l’entière responsabilité d’entreprendre toute action qu’eux-mêmes estiment comme étant la meilleure pour l’entreprise.

Bien que le processus – que Getz préfère nommer « philosophie » – de libération ne soit ni linéaire ni séquentiel, les défenseurs de l’entreprise libérée semblent s’accorder sur des ingrédients communs :

Une impulsion décisive par le dirigeant, qui doit être le leader libérateur

Le leader libérateur provoque le changement : il impulse l’émergence et le partage d’une vision d’entreprise et de valeurs communes, rassemblant l’ensemble des salariés. Il adpote une posture d’écoute active pour laisser la parole aux collaborateurs. Par exemple, Alexandre Gérard, patron de Chronoflex, a choisi de laisser son entreprise aux salariés pendant 1 an afin d’ouvrir l’espace à la prise d’initiative. Pour lui, « le leader libérateur cherche à se rendre dispensable afin de générer la confiance et permettre la réalisation de soi et l’auto-direction ».

  • Une étape de remise en cause du management
  • Une dé-hiérarchisation est nécessaire. Elle passe par la disparition de la bureaucratie, la transformation du rôle de manager et la suppression des formes de contrôle interne ;
  • Le nouveau rôle du manager est à inventer par chaque organisation. Il s’agit globalement de soutenir les individus et les équipes lors des prises de décisions ;
  • Cette remise en question a des effets concrets et immédiats sur l’organisation. Dans un premier temps, cela facilite son agilité, la fluidité des échanges et la prise de décision. On peut également observer un impact sur le bien-être des collaborateurs, et sur le modèle économique : l’agilité se transforme en gain de temps et d’argent.
  • La libération des collaborateurs
  • Chaque salarié est en position de développer son potentiel, grâce à la responsabilisation, l’autonomie et la valorisation. Il est donc en « auto direction » ;
  • La responsabilité du résultat de leur travail est rendue aux salariés, notamment en les laissant s’organiser : ils doivent systématiquement privilégier l’objectif plutôt que la façon de l’atteindre. Cette latitude offerte permet une réappropriation de leur travail et les pousse à trouver eux-mêmes les solutions. Une condition est cependant nécessaire : supprimer tout symbole et pratique créant un sentiment d’inégalité entre les salariés ;
  • Par cette libération, les collaborateurs seront plus créatifs et force de proposition. Ils sont placés dans les conditions favorables au travail en intelligence collective.

L’entreprise libérée propose une alternative aux problématiques de motivation et de bien-être, et plus largement à tous les maux de l’organisation moderne. Constitue-t-elle pour autant une solution miracle ?

Le côté obscur de l’entreprise libérée

Cependant, nul besoin d’être une entreprise libérée pour respecter ses collaborateurs, avoir confiance en eux et chercher à développer la qualité de vie au travail à travers un management responsable.

Les réserves récurrentes et les questions soulevées sont nombreuses :

  • Sans manager, la capacité des équipes à faire face à des situations complexes ou dégradées n’est pas assurée ;
  • En prônant l’autocontrôle, le risque de glisser vers le contrôle de tout le monde par tout le monde est important. La pression sociale serait forte et les jeux politiques internes au sein des entreprises se multiplieraient ;
  • Le concept d’entreprise libérée peut cacher une logique de « cost killing» (notamment par la suppression des fonctions supports). Elle implique une hausse des compétences des salariés sans réelle prime ou avantage financier. L’unique contrepartie est le sentiment de responsabilisation ;
  • Les mesures de l’évolution de la performance au sein des entreprises libérées ne sont pas communiquées. Dès lors, les effets positifs sur la performance peuvent être questionnés ;
  • La durabilité même des effets positifs est contestée : la continuité du modèle après le départ du leader, par exemple, n’est pas assurée.

Ainsi, certains avancent que les entreprises libérées seraient fortement touchées par le burn-out et n’apporteraient pas la motivation et le bien-être promis. Nous pouvons nous demander si les complexités organisationnelles et managériales causées par la libération de l’entreprise sont temporaires, liées à la transition vers un modèle différent, ou inhérentes au modèle même d’entreprise libérée, ou s’encore s’il est possible de limiter ces effets.

Entre les arguments attrayants de l’entreprise libérée et les critiques rationnelles  plusieurs questions restent aujourd’hui à instruire.

Un travail de recherche et d’enquête terrain nécessaire pour mieux comprendre l’entreprise libérée

Si nous avons tous en tête des exemples d’entreprises libérées (FAVI, Sogilis, Chronoflex, etc.), savons-nous réellement :

  • Comment s’est déroulée cette transformation (démarche, acteurs) et avec quel accompagnement (des managers, des fonctions supports, de l’ensemble des collaborateurs – notamment les réfractaires) ?
  • Quelles ont été les réactions des collaborateurs de ces entreprises à l’annonce des changements ? Quels ont été leurs ressentis ?
  • Quelle gestion des Ressources Humaines (au sens des Hommes) a prévalu : place accordé au dialogue social, intégration de la gestion de carrière, etc. ? Quel est le positionnement de la fonction RH dans cette transformation ?
  • S’il existe des entreprises qui se sont essayées à cette transformation et qui ont reculé ou échoué ?
  • Comment cette démarche s’inscrit-elle dans le temps ?

Pour répondre à ces interrogations, il semble nécessaire de croiser les regards et les témoignages de leaders libérateurs, de dirigeants sceptiques, de collaborateurs ayant vécu le processus, des collaborateurs le souhaitant, etc. Le concept d’entreprise libérée est relativement récent : prendre du recul et en fournir une analyse tranchée semble prématuré. Les éléments factuels présentés ci-avant permettent de poser les bases de ce concept et d’évoquer les premiers retours d’expériences. La multiplicité des points de vue qui vont émerger progressivement permettra une remontée terrain concrète, au plus près de la réalité, et un retour d’expérience critique.

 

Cet article a été écrit avec les contributions de Margaux Sion, Caroline Noailly et Marine Lebastard.