Au moment où cet article est écrit, nous ne sommes sans doute qu’au milieu de la crise du Covid-19 et il peut paraître imprudent ou prétentieux de se risquer à donner des tendances sur ce qui se passera en termes de supply chain dans les prochains mois. Surtout que plus la crise dure et plus la reprise apparaît complexe à planifier et très incertaine dans sa forme.

Risquons-nous quand même dans l’exercice avec un peu de recul et beaucoup d’humilité. 

Pour cela, nous distinguerons deux horizons de temps, le court terme (les prochaines semaines) et le moyen et long terme (2021 et les prochaines années). 

Impacts à court terme et gestion de crise

A court terme, la très grande majorité des secteurs marchands est frappée avec une intensité variable et des baisses d’activité de – 20 à – 90% suivant les secteurs, à l’exception notable des industries agroalimentaires ou pharmaceutiques. Globalement le PIB en France baissera d’environ 6% au premier trimestre et on peut s’attendre à une baisse de 15 à 25% au 2ième trimestre.

La crise du Covid-19 a eu des impacts de nature variables sur les supply chain avec des évolutions au cours des semaines :

Des impacts sur l’offre (production ou approvisionnements à l’arrêt ou perturbés, pénuries de transport,...)

Des impacts sur la demande, soit à la baisse dans la grande majorité des cas, soit à la hausse dans certains secteurs très ciblés comme l’alimentaire ou plusieurs domaines du e-commerce

Et très souvent des impacts simultanés sur l’offre et sur la demande

Les professionnels de la supply chain se sont remarquablement mobilisés pour faire face à des situations mouvantes au sein de leurs entreprises. Ils sont en première ligne car la crise du Covid-19 est en premier lieu un choc physique (fermeture d’usines, d’entrepôts, de magasins, moindre disponibilité de transporteurs, absentéisme et droit de retrait des salariés,…) et non pas un choc financier comme pouvait l’être la crise de 2008. Même si bien sûr ce choc physique a des impacts financiers majeurs sur la solvabilité des entreprises.

Les actions clés mises en œuvre dans les premières semaines du confinement ont été des mesures de bon sens à la fois centrées sur la sécurité sanitaire, la bonne évaluation de la situation et la mise en œuvre de solutions pour limiter les ‘dégâts’ ou répondre à un surcroît de la demande :

Actions clés
Mettre en place des cellules de crise opérationnelles supply chain avec l’ensemble des fonctions industrielles, approvisionnements, logistique, transports,…
Établir une vision claire de la situation, de ses capacités de production, de distribution et de ses disponibilités de stocks sur l’ensemble des points de son réseau
Monitorer chaque semaine l’évolution de la demande client de la manière la plus fine possible
Mettre en place toutes les bonnes pratiques de sécurité sanitaire dans les opérations logistiques (travail en 2 équipes, règles de distanciation,…) et auprès de ses partenaires transporteurs
Produits/secteurs en forte demande Produits/secteurs en faible demande

Sécuriser les approvisionnements les plus critiques (conduire des réunions quotidiennes avec les fournisseurs clés, sécuriser les délais de paiement)

Revoir les engagements d’achats avec les fournisseurs

 

Réduire la complexité de l’offre produit pour travailler sur une gamme restreinte et être plus efficace dans un contexte de moindre ressource

Accepter de relâcher les niveaux de service clients (délais plus longs, slots plus larges,…)

Faire un plan précis de ramp-up de l’activité (de la demande) et planifier les achats et les approvisionnements en conséquence

 

Re-allouer des ressources en interne (équipes, moyens physiques) entre catégories de produits, canaux de vente (retail vers online) et géographies

Impacts à moyen et long terme

A moyen terme (2021 et au-delà) et à long terme, il y aura le renforcement de 3 tendances de fond en termes de supply chain déjà présentes avant la crise du Covid et surtout un énorme dilemme stratégique à résoudre qui conditionnera sans doute les 20 prochaines années.

Alors qu’il y a eu pendant 30 ans, une très forte augmentation de la mondialisation et donc des flux intercontinentaux, les chiffres indiquent depuis 5 ans environ un léger ralentissement et une augmentation des flux intracontinentaux. Nous traversons depuis plusieurs années une phase de transition, d’une globalisation à une multi-régionalisation. Ainsi, la tendance de fond qui est d’avoir des supply chain plus localisées, plus courtes au niveau des régions/continents était déjà en cours.

Il est clair que la crise du Covid va accélérer ce processus en priorité pour les biens de première nécessité sanitaires qui vont relever de décisions stratégiques des gouvernements. Les produits alimentaires seront sans doute aussi concernés, davantage poussés par les consommateurs plus enclins à favoriser une production locale française ou européenne.

Mais ne nous leurrons pas, il n’y aura certainement pas de relocalisation massive et rapide d’activités industrielles en France ou en Europe. Reconstituer des filières industrielles nécessite en général un temps long. Il est nécessaire de développer non seulement les unités d’assemblage ou de fabrication de produits finis mais surtout tout l’écosystème des sous-traitants, fournisseurs de matières premières, de composants et de services indispensables à la compétitivité globale du secteur. De plus, le contexte de la sortie de crise fera que les entreprises dans les pays à bas coûts seront plus que jamais compétitives et prêtes à tout pour conquérir de nouvelles parts de marché. Surtout que certaines en Chine ou ailleurs seront sorties de crise plus rapidement qu’en Europe .

Dans les temps compliqués avec des variations très fortes à la fois sur l’offre et la demande, les entreprises qui ont le plus investis à la fois en efficacité de leur supply chain et en agilité sont celles qui s’en sortent le mieux. (NB : nous définissons la vélocité en supply chain comme la combinaison de l’agilité et de l’efficacité).

Améliorer la vélocité devra se faire suivant 3 axes :

  1. Une connaissance fine des réseaux de fournisseurs (pas simplement de rang 1 mais également de rangs 2 et 3). Très peu d’entreprises ont investis sur ce sujet. La catastrophe de Fukushima a été un révélateur pour certains et la crise du Covid-19 servira surement d’accélérateur pour de nombreux groupes.
  2. La visibilité à tout moment et en quasi-temps réel de toutes les ressources disponibles de la supply chain (traçabilité des flux, niveaux de stocks, capacités de production et de distribution,…)
  3. La capacité à pouvoir modéliser les impacts, simuler de nouveaux scénarios et planifier/ re-planifier de manière très rapide de nouvelles situations de changement sur l’offre ou la demande

La mise en place de Supply Chain Command Centers va se généraliser au sein des entreprises. Ces salles de contrôle et de prise de décision seront la version permanente des ‘wars rooms’ en temps de crise. Elles permettront aux dirigeants de suivre et de tracer leurs actifs supply chain, de réaliser des simulations et de prendre le plus rapidement possible les meilleures décisions.

Ces évolutions favoriseront et accéléreront les investissements déjà initiés dans la Digitalisation de la Supply Chain : IoT, traçabilité des flux, plateformes E2E, solutions de control tower, solutions de planification connectées, IA pour la prise de décisions, Digital Twins pour les simulations,… On peut facilement imaginer que ces investissements seront couplés avec des investissements d’automatisation exigés par la baisse des coûts.

La crise sanitaire va accélérer une tendance clairement marquée qui est la prise de parts de marché des canaux de vente digitaux, que ce soit le e-commerce B2C ou le e-business B2B.

Le e-commerce apparaît clairement comme un facteur de résilience important pendant cette crise, permettant à de nombreuses entreprises d’augmenter sensiblement leur activité online. Ce qui ne suffit toutefois pas à compenser les pertes des canaux retail ou wholesale.

La fermeture des réseaux de magasins B2C et des agences B2B ont permis à de très nombreux consommateurs et clients de découvrir les avantages de la distribution par internet. Et même si la qualité de service n’est pas au meilleur niveau compte tenu de la situation compliquée au niveau opérationnel (nombreuses ruptures, délais longs, transports saturés en B2C,…), cette période aura permis de recruter de nombreux nouveaux clients qui pour la plupart resteront fidèles à ce canal.

Cependant au-delà de ces 3 tendances à moyen terme, un dilemme stratégique va se poser à toutes les entreprises mais aussi aux gouvernements ; dilemme qui aura la capacité à conditionner notre développement économique et notre résilience des 20 prochaines années.

Un dilemme entre recherche de performance immédiate et construction d’un modèle durable

Ce dilemme va être l’arbitrage entre une recherche de performance à court terme ou la construction d’un modèle résilient et durable sur le long terme.

Nous allons nous retrouver dans une situation de récession avec des entreprises qui vont mettre une pression très forte sur la reconstitution de leurs marges dans un contexte de volumes d’activités encore faibles. Nous assisterons vraisemblablement à une baisse sensible des investissements, et une recherche de performance à court terme. Constatant une dégradation de leur solvabilité, de nombreuses entreprises vont privilégier l’amélioration de leur bilan à l’accroissement de leurs investissements industriels.

Dans un contexte de reprise progressive de la demande, il y aura beaucoup de capacités disponibles et donc une agressivité forte des entreprises – ou des Etats – pour conquérir des parts de marchés. Ce sera sans doute une course contre la montre avec un avantage pour ceux qui sortent du confinement le plus rapidement.

Malgré cette crise sanitaire, il ne nous faut pas perdre de vue que le développement durable était le challenge clé pour notre planète et notre mode de vie, il y encore à peine 2 mois.

Il doit rester notre préoccupation numéro 1 pour notre économie et notre mode de de vie. Le vrai challenge va être maintenant de lancer ou de maintenir les grands chantiers de développement durable – réduction du CO2 dans les transports, efficacité énergétique des processus et des bâtiments, économie circulaire, circuits courts, – et surtout de ne pas les laisser de côté sous la pression des enjeux court terme.

Ce que l’on peut espérer finalement, c’est que la crise du Covid-19 serve de prise de conscience, d’électrochoc pour tous : gouvernements, entreprises, citoyens.  

Cette crise nous permet de vivre au quotidien ce que pourrais être une crise climatique majeure : un choc physique, avec des fermetures (usines, entrepôts, commerces, agences,…), le confinement des populations, des transports complètement à l’arrêt (pour les voyageurs mais aussi les marchandises).

Ces crises sont non-linéaires, c’est-à-dire que leur impact socio-économique croit de manière exponentielle et peut devenir catastrophique si certains seuils sont dépassés. Elles révèlent l’interconnexion et la fragilité de notre monde.

La différence avec la crise climatique c’est que l’on ne la verra pas arriver. Elle se construit de manière progressive, et le jour où elle adviendra ses effets seront irréversibles, en tous cas au moins à l’échelle d’une génération. Elle sera sans doute 10 fois plus impactante que la crise sanitaire actuelle que nous vivons. Qui voudra rester confiné pendant plusieurs années si nous ne pouvons plus respirer l’air dans les grandes agglomérations ? Qui voudra quitter sa région, ses lieux de vie, si la température ou la montée des eaux rendent invivables des zones entières ? Qui a envie de vivre ou de voir des catastrophes naturelles qui feront des centaines de milliers de morts ?

Il faut que la relance post Covid se fasse sur de nouvelles bases qui sont celles d’une économie décarbonée et d’une préservation des ressources naturelles de notre planète. Ce basculement va permettre de créer des emplois dans une période de récession qui en aura bien besoin et permettra la mise en œuvre d’infrastructures plus résilientes.

De nombreuses entreprises ont lancés depuis plusieurs années des programmes RSE sincères, volontaristes, ancrés dans leur stratégie à long terme. Il faut poursuivre sur cette voie et que les gouvernements agissent concrètement dans cette sortie de crise non seulement sur l’axe financier comme cela est fait remarquablement, mais aussi sur les chantiers du développement durable. Il faudra qu’ils soient moteurs pour inciter – voire contraindre – les entreprises à poursuivre leur effort dans ce sens. Pourquoi par exemple, ne pas assujettir les aides financières de l’état aux entreprises, à une quote-part d’investissements obligatoires dans le développement durable ? On parle d’un arrêt de la mondialisation mais est ce qu’il ne faudrait pas au contraire plus de mondialisation ? Sans doute pas sur les flux ou le commerce, mais sur la mise en œuvre d’une telle politique, sur la gouvernance, sur la mobilisation de tous les gouvernements car cela ne fonctionnera que si chacun fait sa part.

Cette crise sanitaire – et quelque part la Nature – nous impose un RESET.

Sans remettre en cause notre modèle libéral et social, profitons-en pour re-paramétrer notre logiciel économique et ainsi assurer notre résilience à long terme.